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— Je n’avais aucun souvenir de Jérusalem. Je n’y étais pas né. Enfant, ma mère avait été emmenée par Nabuchodonosor, avec toute notre famille et notre tribu. Je suis né hébreu à Babylone, dans une maison riche, pleine de tantes, d’oncles et de cousins – des marchands prospères, des scribes, parfois des prophètes, des danseurs, des chanteurs et des pages de la Cour.
Bien sûr – il sourit –, chaque jour de ma vie, je pleurais sur Jérusalem – nouveau sourire. Je chantais le cantique : « Si je t’oublie, Jérusalem, que ma main droite s’oublie elle-même. » Dans nos prières du matin et du soir nous suppliions l’Éternel de nous ramener dans notre pays.
Mais Babylone était toute ma vie. À vingt ans, quand mon existence a été bouleversée par une première – disons – grande tragédie, je connaissais les chants et les dieux de Babylone aussi bien que ceux des Hébreux. Les psaumes de David, que je copiais quotidiennement, n’avaient pas de secret pour moi, pas plus que le Livre de Samuel ou les autres textes que nous étudiions en famille.
C’était une vie magnifique. Mais avant d’entrer plus avant dans ma propre histoire, laissez-moi vous parler de Babylone. Laissez-moi chanter l’hymne de Babylone en terre étrangère. Je ne suis pas agréable aux yeux de l’Éternel, sans quoi je ne serais pas ici, alors je peux me permettre de chanter les hymnes de mon choix, n’est-ce pas ?
— Je veux l’entendre, répondis-je gravement. Modulez-le comme vous le voulez. Laissez couler les mots. À quoi bon vous restreindre dans votre propre langue ? Vous adressez-vous maintenant à l’Éternel ou bien racontez-vous simplement votre histoire ?
— Bonne question. Je vous parle afin que vous puissiez conter l’histoire pour moi, dans mes propres termes. Oui. Je crierai, je hurlerai et je blasphémerai quand bon me semblera. Je laisserai mes paroles couler en torrent. Je n’ai jamais été avare de mots, vous savez. Dans ma famille, faire taire Azriel a toujours été une obsession.
Je le voyais rire de bon cœur pour la première fois. Son rire était léger, spontané, aussi naturel que de respirer. Rien d’étouffé ni de contraint.
Il m’observa.
— Mon rire vous surprend, Jonathan ? Je crois que le rire est l’un des traits communs aux fantômes et aux esprits, même aux esprits puissants comme moi. Avez-vous étudié les récits les concernant ? Les fantômes sont célèbres pour leur rire. Les saints rient. Les anges rient. Le rire doit être le son du Paradis. Enfin, je le suppose.
— Peut-être le rire nous rapproche-t-il du Paradis, suggérai-je.
— Peut-être.
Sa grande bouche de chérubin était belle ; petite, elle lui aurait donné un visage poupin. Avec ses épais sourcils noirs et ses grands yeux vifs, il était splendide.
Une fois de plus il parut me jauger, comme s’il lisait mes pensées.
— Mon cher érudit, dit-il, j’ai dévoré tous vos livres. Vos étudiants vous adorent, n’est-ce pas ? Mais les vieux hassidim sont sans doute choqués par vos études bibliques.
— Ils m’ignorent. Je n’existe pas pour eux. Pourtant, ma mère était une hassid. Aussi pourrai-je peut-être comprendre certaines choses qui devraient nous aider.
Je l’aimais bien, finalement, ce jeune homme de vingt ans, quoi qu’il ait pu faire ; je l’appréciais pour lui-même. Malgré la fièvre et les perturbations causées par son apparition ou ses tours, je m’habituais à lui.
Il attendit quelques minutes, puis se mit à parler.
— Babylone. Babylone ! Citez-moi le nom d’une seule ville qui résonne aussi fort et aussi longtemps que Babylone. Pas même Rome, je vous le dis. D’ailleurs, en ce temps-là, Rome n’existait pas. Babylone était le centre du monde. Babylone avait été érigée par les dieux pour être la porte de leur univers. Babylone avait été la capitale de Hammourabi. Les vaisseaux d’Égypte, les peuples de la mer, les peuples de Dilmoun convergeaient vers le port de Babylone. J’étais un enfant heureux de Babylone.
J’ai contemplé ce qu’il en reste aujourd’hui, en Irak. J’y suis allé, pour voir les murailles restaurées par ce tyran de Saddam Hussein. J’ai vu, dans le désert, les monticules de sable qui recouvrent d’anciennes villes assyriennes, babyloniennes, judéennes.
Je suis entré dans le musée, à Berlin, pour pleurer devant la reconstitution de la porte d’Ishtar et de la voie des Processions par votre grand archéologue, Koldewey.
Ah, mon ami, quelle merveille, de marcher dans cette rue, de contempler ces éblouissantes murailles de briques bleues vernissées ! Quel enchantement de passer devant les dragons dorés de Mardouk !
Même en parcourant l’antique voie des Processions, vous n’auriez eu qu’un humble avant-goût de l’antique Babylone. Nos rues étaient droites, et souvent pavées de pierre blanche et de marbre rouge. Nous avions l’impression de déambuler parmi des pierres semi-précieuses. Imaginez une ville entière émaillée et vernissée des plus belles couleurs, imaginez des jardins à chaque carrefour !
Le dieu Mardouk a construit Babylone de ses propres mains, nous enseignait-on. Et nous le croyions. Très tôt je suis tombé sous le charme des mœurs babyloniennes. Tout le monde avait un dieu, un dieu personnel que l’on priait et implorait pour ceci ou cela. Moi, j’ai choisi Mardouk ! Mardouk était mon dieu personnel.
Vous pouvez imaginer le tohu-bohu quand je suis rentré chez moi avec une statuette en or de Mardouk et que je me suis mis à lui parler, comme un véritable Babylonien ! Heureusement, mon père, lui, s’est contenté d’en rire – typique. Mon père était tellement beau, tellement innocent. Il a rejeté la tête en arrière et s’est mis à chanter de sa voix magnifique : « Yahvé est ton Dieu, le Dieu de ton père, du père de ton père, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. » L’un de mes oncles austères a riposté aussitôt :
— Que fait cette idole dans ses mains ?
— C’est un jouet, a répliqué mon père. Laissez-le jouer. Quand tu seras lassé de ces superstitions babyloniennes, Azriel, brise la statue. Ou vends-la. Tu ne peux pas briser notre Dieu. Notre Dieu n’est pas en or, ni en aucun métal précieux. Il n’a pas de temple. Il est au-dessus de ces contingences.
J’ai hoché la tête et suis allé m’étendre dans ma chambre, une grande pièce pleine de coussins et de tentures en soie. C’est alors que j’ai prié Mardouk d’être mon gardien. Les Américains font de même avec les anges gardiens. Je ne sais pas combien de Babyloniens prenaient le dieu personnel au sérieux. Vous connaissez le vieux dicton : « Que Dieu vous accompagne dans tous vos projets. » En pratique, qu’est-ce que cela signifie ?
— Les Babyloniens étaient un peuple plus pragmatique que superstitieux, non ?
— Ils étaient comme les Américains d’aujourd’hui. Je n’ai jamais connu un peuple plus proche des anciens Sumériens et Babyloniens que les Américains. Le commerce était ce qui importait, pourtant tous consultaient des astrologues, parlaient de magie, cherchaient à chasser les mauvais esprits. Les gens avaient une famille, mangeaient, buvaient, couraient inlassablement après le succès, tout en invoquant sans cesse la chance. Les Américains ne parlent pas de démons, mais de « pensées négatives », d’« idées autodestructrices » et de « mauvaise image de soi ».
J’ai trouvé en Amérique la qualité prédominante à Babylone : nous n’étions pas les esclaves de nos dieux ! Ni les esclaves les uns des autres.
Que disais-je ? Ah oui, Mardouk, mon dieu personnel. Je le priais sans cesse. Je lui faisais des offrandes à l’abri des regards : j’émiettais de l’encens, je versais un peu de miel et de vin dans le sanctuaire aménagé pour lui dans l’épaisseur des briques de ma chambre. Personne n’y prêtait attention.
Puis Mardouk a commencé à me répondre. Je ne saurais pas préciser quand, je crois que j’étais encore très jeune. Je lui racontais ce qui me passait par la tête : « Regarde, mes petits frères s’amusent, mon père rit comme s’il était l’un d’eux, et c’est moi qui dois tout faire ici ! » Mardouk riait. Comme je vous l’expliquais, les esprits rient. Ensuite, il me réconfortait : « Tu connais ton père. Il fera ce que tu lui demanderas, grand frère. » Il avait une voix mélodieuse, virile. Il n’a vraiment commencé à me chuchoter des questions à l’oreille que l’année de mes neuf ans – des petites plaisanteries, des taquineries sur Yahvé…
Il ne se lassait jamais de me taquiner à propos de Yahvé, le dieu « qui préférait vivre sous une tente et qui mettait plus de quarante ans à sortir son peuple d’un malheureux petit désert ». Il me faisait rire. J’avais beau essayer d’être très respectueux, je devenais de plus en plus intime avec lui, voire un peu insolent et mal élevé.
— Pourquoi ne pas dire toutes ces bêtises à Yahvé Lui-même, puisque tu es un dieu ? lui demandais-je. Invite-Le dans ton temple fabuleux, plein d’or et de bois de cèdre du Liban.
Mardouk répondait :
— Quoi ? Parler à ton dieu ? Personne ne peut regarder ton dieu en face sans mourir ! Que cherches-tu à me faire subir ? S’il se transforme en colonne de feu, comme lorsqu’il vous a sortis d’Égypte… ho, ho, ho… s’il détruit mon temple et que je me retrouve transporté dans une tente !
À onze ans, j’ai découvert, d’une part, que tout le monde n’avait pas nécessairement de réponse de son dieu personnel, et que, d’autre part, je n’avais pas besoin de parler à Mardouk le premier. Il pouvait fort bien initier la conversation, parfois même à des moments terriblement gênants. Il avait des idées lumineuses plein la tête. « Allons dans le quartier des potiers », « Allons au marché » ; et nous y allions.
— Azriel, dis-je. Permettez-moi de vous interrompre. Parliez-vous à la statuette du sanctuaire de votre chambre ou l’emportiez-vous avec vous ?
— Nos dieux personnels nous accompagnaient partout, figurez-vous. L’idole à la maison se voyait offrir de l’encens, sans doute pourrait-on dire que le dieu descendait alors en elle pour le respirer. Autrement, Mardouk était là, c’est tout.
Stupidement, j’imitais parfois les autres Babyloniens et le menaçais : « Écoute, quelle sorte de dieu es-tu si tu ne peux pas m’aider à retrouver le collier de ma sœur ! Tu n’auras plus d’encens ! » C’était l’habitude des Babyloniens d’invectiver leur dieu. Ils lui hurlaient : « Qui d’autre te vénère comme je le fais ? Pourquoi n’exauces-tu pas mes souhaits ? Qui d’autre verserait ces libations pour toi ? »
Azriel se remit à rire. Moi aussi.
— Les temps n’ont pas tellement changé, finalement, dis-je. Les catholiques peuvent se mettre très en colère contre leurs saints quand leurs prières sont sans effet. Il me semble même qu’une fois, à Naples, comme un saint local refusait d’opérer son miracle annuel, les gens se sont levés dans l’église en hurlant : « Cochon de saint ! » Mais dans quelle mesure ces convictions sont-elles vraiment enracinées ?
— Il s’agit d’une alliance, vous savez. À plusieurs niveaux. Ou, plutôt, l’alliance est une tresse constituée de plusieurs brins. Voici la vérité : les dieux ont besoin de nous ! Mardouk avait besoin…
Il se tut, l’air soudain désespéré.
— Il avait besoin de vous ?
— Il souhaitait ma compagnie, corrigea Azriel. Je ne peux pas affirmer qu’il avait besoin de moi. Babylone tout entière lui appartenait. Mais ces sentiments sont d’une telle complexité… Il me regarda. Où sont les ossements de votre père ?
— Là où les nazis les ont enterrés, en Pologne. Ou dans l’air et le vent, s’ils ont été brûlés.
Il parut touché au cœur par ces paroles.
— Vous comprenez que je parle de la Seconde Guerre mondiale, de l’Holocauste et de la persécution des juifs, n’est-ce pas ?
— Oui, oui, je suis au courant. Et d’entendre que votre père et votre mère y ont disparu me blesse le cœur, ôte tout intérêt à mes questions. Je souhaitais seulement vous faire observer que vous avez probablement des superstitions concernant vos parents. Vous ne voudriez pas troubler leurs ossements.
— J’ai de ces superstitions en ce qui concerne les photos de mes parents, admis-je. Je fais tout pour que rien ne leur arrive, et si jamais j’en perds une, j’ai le sentiment d’avoir commis un terrible péché, comme si j’avais insulté mes ancêtres et ma tribu.
— Ah, s’exclama Azriel. Voilà précisément ce dont je parle. Je veux vous montrer quelque chose. Où est mon manteau ? Il se leva, trouva son manteau à bavolets, et tira un petit paquet en plastique de la poche intérieure. Le plastique, figurez-vous que j’adore ça.
— Je pense que le monde entier aime le plastique. Mais vous, pourquoi vous plaît-il tant ? demandai-je en le regardant revenir près du feu, s’affaler dans son fauteuil et ouvrir le sachet.
— Parce qu’il garde les choses propres et pures.
Il me tendit une photo qui semblait représenter Gregory Belkin. Pourtant, ce n’était pas lui. L’homme avait la longue barbe, les papillotes et le chapeau de soie noire des hassidim. J’étais stupéfait.
— J’ai été fait pour détruire, dit-il. Vous vous rappelez, n’est-ce pas, cette belle parole : « Ne détruis pas ! », qui précède tant d’anciens psaumes ? Nous devons la chanter suivant une certaine mélodie…
Je dus réfléchir.
— Allons, Jonathan, vous le savez.
— Altashhteth ! Ne détruis pas !
Il sourit et ses yeux s’emplirent de larmes. Il rangea la photo d’une main tremblante et posa l’enveloppe en plastique sur le petit tabouret, entre nos deux fauteuils, assez loin du feu pour qu’il ne l’endommage pas. Il contempla à nouveau les flammes.
Une émotion violente me submergea. Je ne pouvais pas parler. Ce n’était pas seulement le souvenir de mon père et de ma mère, tués en Pologne par les nazis, ni le rappel du projet fou de Gregory Belkin qui avait été dangereusement près de réussir ; ce n’était pas seulement sa beauté, ni le fait que nous soyons ensemble, ou que je parle avec un esprit. C’était autre chose, mais quoi, je l’ignorais.
Je pensai à Ivan, dans Les Frères Karamazov, et je songeai : Est-ce là mon rêve ? Je meurs, en vérité. La pièce s’emplit de neige et je meurs, m’imaginant parler à ce beau jeune homme si semblable aux bas-reliefs mésopotamiens du British Muséum, à ces rois solennels qui ne possèdent pas la moindre félinité, contrairement aux pharaons, mais arborent sur le visage une pilosité presque sexuelle, brune, drue comme celle autour des organes génitaux.
Je regardai Azriel. Il se tourna lentement et, l’espace d’un instant, je connus la peur. Pour la première fois. C’était sa façon de tourner la tête. Il pivota vers moi, à l’écoute de mes pensées, lisant mon émotion, ou touchant mon cœur. Je me rendis compte qu’il m’avait joué un tour.
Il était vêtu différemment, d’une tunique souple en velours rouge, légèrement resserrée à la taille, par-dessus un ample pantalon de même étoffe, avec de fines chaussures assorties.
— Non, vous ne rêvez pas, Jonathan Ben Isaac. Je suis là.
Le feu projeta un nuage d’étincelles, comme si l’on y avait jeté quelque chose.
Azriel arborait à présent une épaisse moustache et une barbe semblable à celles des rois et des soldats représentés sur ces antiques tablettes. Je compris pourquoi Dieu lui avait donné cette grande bouche de chérubin : elle se détachait parmi l’abondance des poils et vivait son existence propre lorsqu’il parlait.
Il sursauta, leva la main pour tâter les pilosités de son visage, et grommela :
— Cette partie-là n’entrait pas dans mes intentions. Mais je crois que je vais devoir céder.
— L’Eternel veut-Il que vous soyez barbu ? demandai-je.
— Je ne pense pas. Je ne sais pas !
— Comment avez-vous fait pour transformer vos vêtements ? Comment faites-vous pour disparaître ?
— C’est un jeu d’enfant qu’un jour la science maîtrisera.
Je me suis contenté de rejeter les particules plus petites que les atomes. Je les avais attirées à moi, par une force magnétique, en quelque sorte, pour produire mes anciens vêtements. Ils n’étaient pas réels, mais simplement fabriqués par un fantôme. Pour les chasser, j’ai ordonné, comme un magicien : « Allez-vous-en jusqu’à ce que je vous rappelle. » Puis j’ai créé des vêtements nouveaux. J’ai récité dans mon cœur avec la conviction d’un magicien : « Par les vivants et par les morts, par la terre brute et par ce qui est fabriqué, raffiné, tissé et chéri, venez à moi, plus petits que les grains de sable, sans bruit, sans vous faire voir, sans blesser personne, avec toute la célérité dont vous êtes capables, franchissez les barrières qui m’entourent et vêtez-moi de velours rouge, de tissu souple couleur de rubis. Voyez ces vêtements dans mon esprit, et venez. Il soupira. Ce fut ainsi.
Il garda le silence pendant un moment. J’étais tellement fasciné par ce nouveau costume rouge et par la façon dont, soudain empreint d’un air royal, Azriel en était métamorphosé, que je me taisais moi aussi. Je poussai une grosse bûche dans le feu, y jetai un peu de charbon, sans quitter le sanctuaire de mon vieux fauteuil délabré.
Les yeux perdus au loin, Azriel fredonnait, d’une voix si basse que je ne la distinguai du doux bruissement du feu qu’au prix d’un effort. Il chantait en hébreu, mais ce n’était pas l’hébreu que je connaissais. J’en savais assez, toutefois, pour deviner qu’il s’agissait du psaume « Auprès des fleuves de Babylone ». Lorsqu’il eut fini, j’étais bouleversé.
Je me demandais s’il neigeait en Pologne, si mes parents avaient été enterrés ou brûlés. Azriel était-il capable de rassembler les cendres de mes parents ? Cette pensée me parut horriblement blasphématoire.
— Nous avons tous des superstitions secrètes, commença-t-il. Lorsque j’ai eu la maladresse de vous interroger sur vos parents, je voulais dire que vous croyez à certaines choses sans y croire vraiment. Vous vivez dans un double système de pensée.
Je réfléchis. Il m’observait attentivement, le sourcil froncé, mais sa bouche d’ange souriait. Son expression était sincère, respectueuse.
— Je ne peux pas les ramener à la vie. Je ne peux pas ! ajouta-t-il.
Il contempla à nouveau les flammes.
— Les parents de Gregory Belkin ont péri dans l’Holocauste en Europe, poursuivit-il. Gregory a sombré dans la folie. Son frère est devenu un saint homme, un zaddik. Vous, vous êtes devenu un savant, un professeur, doué pour vous faire comprendre et aimer de vos élèves.
— Vous m’honorez, murmurai-je.
Mille questions sans importance bourdonnaient autour de moi comme des abeilles, mais je ne voulais pas, par ces vétilles, interrompre stupidement son récit.
— Continuez, Azriel, je vous en prie. Parlez. Dites-moi ce que vous voulez que je sache.
— Nous étions de riches exilés. Vous connaissez l’histoire. Nabuchodonosor est entré dans Jérusalem, il a massacré les soldats et jonché les rues de cadavres. Puis il a mis en place un gouverneur babylonien qui surveillait les paysans travaillant dans nos domaines et nos vignobles, et expédiait les récoltes à la Cour de son pays.
Cependant, les gens riches, les commerçants, les scribes, comme ceux de ma famille, n’ont pas été massacrés. Nabuchodonosor n’a pas aiguisé son épée sur nos cous. Nous avons été emmenés à Babylone avec tout ce que nous pouvions transporter – des chariots chargés des beaux meubles rescapés du pillage de notre temple –, et nous avons reçu de belles maisons où vivre. Nous avons ouvert des boutiques afin de servir le marché de Babylone, le temple et la Cour. L’histoire s’est répétée mille fois, en ces siècles. Les cruels Assyriens eux-mêmes passaient les soldats au fil de l’épée, mais ils emmenaient avec eux l’homme qui savait écrire en trois langues et le garçon qui sculptait parfaitement l’ivoire. C’est ce qui nous est arrivé. Les Babyloniens n’étaient pas plus mauvais que d’autres. Imaginez être ramenés de force en Égypte ! Imaginez ! L’Égypte, où les gens ne vivaient que pour mourir, où ils répétaient nuit et jour des chants de mort, où il n’y avait qu’une interminable succession de villages et de champs à perte de vue.
Nous ne nous en sortions pas trop mal.
À l’âge de onze ans, j’étais déjà allé au temple en qualité de page, comme beaucoup de jeunes Hébreux fortunés. J’avais vu la grande statue de Mardouk, dans son immense sanctuaire, au sommet de la ziggourat d’Etemenanki. J’étais entré dans le saint des saints avec les prêtres, et les pensées les plus étranges m’étaient venues ! La grande statue me ressemblait plus encore que la petite.
Quand je levais les yeux vers elle, lorsqu’on la sortait pour la Procession du nouvel an, l’effigie d’or au sein de laquelle vivait et régnait le puissant Mardouk souriait.
J’étais trop malin pour en parler aux prêtres. Un jour, nous apprêtions le saint des saints pour la femme qui allait venir passer la nuit avec le dieu, lorsque l’un d’eux me demanda : « Que dis-tu ? » Je n’avais pas prononcé un mot, bien sûr ; c’était Mardouk qui l’avait dit : « Eh bien, Azriel, que penses-tu de ma maison ? Je suis si souvent venu dans la tienne. »
Dès lors, les prêtres furent à l’affût. Pourtant, mon destin aurait pu évoluer différemment. J’aurais pu avoir une longue vie humaine, suivre un autre chemin. Avoir des fils, des filles…
Sur le moment, j’ai beaucoup aimé cette petite blague de Mardouk. Nous avons continué à préparer la chambre, somptueuse, avec ses murs couverts d’or, et la couche de soie où s’allongerait la femme, cette nuit-là, pour être prise par le dieu. Puis nous sommes partis, et l’un des prêtres m’a murmuré : « Le dieu t’a souri ! »
J’étais pétrifié de peur, et je n’avais aucune envie de répondre.
Les riches hébreux étaient bien traités, comme je vous l’expliquais. Cependant je ne parlais pas vraiment aux prêtres avec autant de confiance qu’aux Hébreux. Vous comprenez. Ils étaient les prêtres des dieux qu’il nous était interdit d’adorer. En outre, je me méfiais d’eux. Ils étaient trop nombreux ; certains étaient sots, d’autres malins et sournois. Je répondis simplement que j’avais également vu le sourire et que je l’avais pris pour la lumière du soleil.
Le prêtre tremblait.
Je n’avais plus pensé à cet incident depuis des années. Je ne sais pas pourquoi je m’en souviens maintenant, sinon parce que c’est sans doute à cet instant que mon destin fut fixé.
Mardouk commença alors à me parler à tout moment. Par exemple, lorsque, dans la maison des tablettes, je travaillais très sérieusement à copier et à apprendre par cœur les textes en sumérien, alors que déjà plus personne ne le parlait à l’époque. Il faut que je vous raconte quelque chose d’amusant que j’ai appris ici, dans ce monde du XXe siècle. Je l’ai entendu à New York, quelques jours après cette affaire avec Gregory Belkin. Je me promenais en essayant de faire prendre à mon corps des formes d’autres personnes, sans succès. J’ai entendu cette chose drôle…
— Quoi ? demandai-je aussitôt.
— Que personne ne sait d’où venaient les Sumériens ! Qu’ils semblaient surgis de nulle part, avec leur langue différente de toutes les autres, eux, les bâtisseurs des premières villes de nos vallées magnifiques ! Personne ne sait rien sur eux, même à l’heure actuelle.
— C’est vrai. Mais le saviez-vous à l’époque ?
— Non. Nous savions ce qui était écrit sur les tablettes : que Mardouk avait fait des figurines de glaise et qu’il leur avait insufflé la vie. C’est tout. Mais découvrir deux mille ans plus tard que vous ne possédez pas de solides archives archéologiques ou historiques sur l’origine des Sumériens – sur l’évolution de leur langue, sur leur émigration dans la vallée, par exemple – c’est étrange, pour moi.
— Eh bien, avez-vous remarqué que nous ignorons tout autant d’où venaient les Juifs ? Ou bien allez-vous me soutenir que vous saviez avec certitude, en ce temps-là, lorsque vous étiez enfant à Babylone, que Dieu avait fait partir Abraham de la ville d’Ur et que Jacob avait combattu l’ange ?
Il rit et haussa les épaules.
— Il existait tant de versions de cette histoire ! Si vous saviez ! Les combats entre les hommes et les anges étaient fréquents… et indiscutables ! Que contiennent aujourd’hui vos Livres sacrés ? Des restes ! L’histoire entière de Yahvé écrasant le Léviathan ? Disparue ! Disparue ! Et moi qui la copiais sans cesse ! Mais j’anticipe. Je veux décrire les choses dans un certain ordre. Non, je ne suis pas surpris d’entendre que nul ne connaît la provenance du peuple juif. Déjà, à l’époque, les histoires abondaient.
Permettez que je vous parle d’abord de ma maison. Elle se trouvait dans le quartier des Hébreux riches. Je vous ai expliqué ce que signifiait l’exil. Nous devions être des citoyens de qualité dans une ville cosmopolite. Étant le butin, nous étions libres de nous multiplier et de produire des richesses. À mon époque, Nabuchodonosor était mort. Nous étions gouvernés par Nabonide, absent de la cité. Nous le haïssions. Nous pensions qu’il était fou, ou obsédé. Son histoire est racontée dans le Livre de Daniel, mais avec une erreur sur son nom. C’est vrai, les prophètes s’acharnaient à le désorienter, avec leurs prédictions, pour l’obliger à nous laisser rentrer chez nous. Mais ils n’ont abouti à rien.
Nabonide avait des idées secrètes bien à lui. C’était un savant. Il creusait des montagnes, et il était déterminé à maintenir la gloire de Babylone. Mais il aimait d’amour fou le dieu Sin, or Babylone était la ville de Mardouk. Et lorsque ce roi, amoureux fou d’un autre dieu, a disparu pendant dix ans, dix ans ! Dans le désert, laissant Balthazar à la tête des affaires, la haine contre lui n’a fait que croître. Pendant son absence, il était impossible de célébrer la Procession du nouvel an, la plus grande fête de Babylone, durant laquelle Mardouk prenait le roi par la main pour marcher avec lui dans les rues. À l’époque où j’ai commencé à travailler sérieusement au temple et au palais, les prêtres de Mardouk méprisaient Nabonide. Et ils n’étaient pas les seuls.
Je n’ai jamais connu entièrement le secret de Nabonide. Si nous pouvions le faire surgir maintenant, comme la pythonisse d’Endor évoqua l’ombre du prophète Samuel, l’arrachant au sommeil, souvenez-vous, pour que le roi Saül puisse lui parler… si nous pouvions faire revenir Nabonide, il nous raconterait peut-être des choses extraordinaires. Mais ma mission en ce moment n’est pas de devenir nécromancien ou magicien ; ma mission consiste à retrouver l’Échelle qui monte au Ciel. J’en ai assez des brumes où errent les âmes perdues, suppliantes, dans l’attente que quelqu’un appelle un nom.
Il se peut que Nabonide soit entré dans la lumière. Peut-être a-t-il gravi l’Échelle. Il n’a pas vécu sa vie dans la cruauté et la débauche, mais dans la dévotion à un dieu qui n’était pas celui de sa cité, voilà tout.
Je ne l’ai vu qu’une fois, dans les derniers jours de ma vie. Il était totalement impliqué dans l’intrigue. Il m’a fait l’effet d’un homme déjà mort, d’un roi dont le temps aurait été écoulé, doté de la bénédiction d’une bienheureuse indifférence à la vie. Tout ce qu’il désirait en ce dernier jour, ou cette nuit, où nous nous sommes rencontrés, c’était que Babylone ne soit pas saccagée. C’est ce qu’ils voulaient tous. Voilà comment j’ai perdu mon âme.
Mais j’en viendrai bien assez tôt à cette horrible histoire. Alors, je me fichais bien de Nabonide. Nous vivions dans les belles maisons du quartier hébreu. Nous construisions en ce temps-là des murs épais de deux mètres, qui préservaient admirablement la fraîcheur. C’étaient de vastes bâtisses, avec quantité d’antichambres, de salles à manger et de pièces entourant une vaste cour centrale. La maison de mon père avait quatre étages, et les pièces du haut, en bois, abritaient des cousins et des vieilles tantes qui, souvent, ne descendaient pas jusque dans la cour, mais se contentaient de prendre l’air par les fenêtres ouvertes.
La cour était un paradis. On aurait dit une petite portion des jardins suspendus. Y poussaient un figuier, un saule, deux palmiers dattiers, et des fleurs de toutes sortes ; une vigne couvrait la tonnelle sous laquelle nous dînions, et des fontaines projetaient leurs rivières scintillantes dans des bassins où les poissons allaient et venaient comme des joyaux vivants.
Les céramiques vernissées, comportant de magnifiques couleurs, du bleu, du rouge, du jaune, représentant des scènes, des personnages, des fleurs dataient des Akkadiens, avant les Chaldéens.
Il y avait aussi de l’herbe dans cette cour, et s’y ouvrait une salle où étaient enterrés les ancêtres.
J’y ai grandi, jouant parmi les palmiers dattiers et les fleurs, et je l’ai aimée, jusqu’au jour… jusqu’au jour de ma mort. J’adorais m’allonger là, en fin d’après-midi, bercé par la musique des fontaines, sans écouter ceux qui me rappelaient que ma place était au scriptorium à copier des psaumes. Je n’étais pas vraiment paresseux, simplement je suivais mes envies. Je m’en tirais toujours. Je n’étais pas vraiment une mauvaise tête et j’étais de loin le plus savant de la famille. Bien souvent mes oncles, sans vouloir l’admettre, m’ont apporté trois versions d’un psaume du roi David pour savoir laquelle je trouvais la plus authentique, et ils s’en tenaient à mon avis.
Nous n’avions pas de lieu officiel de réunion pour la prière, puisque nous avions le grandiose projet de retourner chez nous et d’y reconstruire entièrement le Temple de Salomon ; alors à quoi bon bâtir à Babylone un temple de second ordre ? Après ma mort et ma malédiction, lorsque j’étais déjà Serviteur des Ossements, les Juifs sont en effet rentrés chez eux, et ils ont construit ce temple. Je le sais, parce que je l’ai vu, un jour… comme dans un brouillard, mais je l’ai vu.
À Babylone, nous nous réunissions dans des maisons privées pour prier, ou pour que les Anciens lisent les lettres des rebelles qui se cachaient encore sur le mont Sion et de nos prophètes d’Égypte. Jérémie, par exemple, y est resté longtemps prisonnier, mais je n’ai pas le souvenir que quiconque ait jamais lu une de ses lettres. En revanche, je me rappelle quantité de lettres délirantes d’Ézéchiel. Il n’écrivait pas lui-même. Il allait et venait en proférant des prophéties, et ses auditeurs les notaient.
C’était ainsi que, dans nos maisons, nous priions notre Yahvé invisible et tout-puissant – nous rappelant que, avant la promesse de David de construire un temple, Yahvé et l’Arche d’alliance avaient été logés sous une simple tente. Cela avait son sens et sa valeur : pour beaucoup d’Anciens, cette idée de temple était babylonienne, et ils réclamaient notre retour à une vie nomade.
Notre famille se composait depuis neuf générations de marchands prospères, des citadins qui vivaient à Ninive avant de s’installer à Jérusalem, je crois, et nous avions très peu de notions sur la vie nomade. L’histoire de Moïse ne signifiait pas grand-chose pour nous. Comment les Hébreux avaient-ils pu errer dans le désert pendant quarante ans ?
Une tente était pour moi une tenture de soie au-dessus de mon lit, la lueur rougeoyante dans laquelle je reposais, les mains sous la tête, pour raconter à Mardouk les assemblées de prières et pour écouter ses plaisanteries.
Lors de certaines de ces assemblées, nos prophètes hurlaient et déliraient. Leurs livres sont désormais perdus. On me désignait souvent comme celui qui avait reçu la faveur du regard de Yahvé, même si personne ne savait trop ce que cela signifiait.
Je pense qu’ils savaient tous que je voyais plus loin que les autres, que je voyais les âmes, que je voyais comme un zaddik, un saint. Mais je n’étais pas un saint, juste un jeune homme outrecuidant.
Il se tut. L’acuité du souvenir semblait l’arrêter et le retenir.
— Vous étiez heureux, dis-je. Par nature, vous étiez heureux ; vraiment heureux.
— Oui, et je le savais. Mes amis aussi. En fait, ils me taquinaient souvent car j’étais trop heureux. Rien ne paraissait difficile, voyez-vous. Rien ne paraissait sombre ! L’obscurité venait avec la mort. La pire obscurité, pour moi, vint juste avant, et peut-être… peut-être même maintenant. Mais l’obscurité… Affronter le monde de l’obscurité, c’est comme essayer de tracer la carte des étoiles.
Que disais-je ? Ah oui, tout m’était facile. Je prenais plaisir à tout. Par exemple, pour m’instruire je devais travailler dans la maison des tablettes. Je devais bénéficier d’une véritable instruction babylonienne. C’était la sagesse, pour l’avenir, pour le commerce, pour être un homme de savoir. Nos maîtres nous accablaient jusque bien après la tombée du jour si nous prenions du retard, ou si nous ne savions pas nos leçons, mais le plus souvent tout m’était facile.
J’adorais le sumérien ancien. J’adorais les histoires de Gilgamesh et « Au Commencement », j’adorais les transcrire pour que des copies soient envoyées dans les autres villes de Babylonie. Je savais presque parler le sumérien. Je pourrais encore vous raconter par écrit ma vie en sumérien. Il se tut. Non, je ne pourrais pas. Si j’avais pu écrire l’histoire de ma vie, je n’aurais pas gravi cette montagne enneigée pour vous en charger… Je ne peux pas… Je ne peux écrire en aucune langue. Parler fait sourdre la souffrance…
— Je comprends, et je suis ici pour écouter. Le fait est que vous savez le sumérien, que vous pouvez le lire et le traduire.
— Oui, oui, oui, et l’akkadien, la langue qui a été utilisée par la suite, et le persan qui nous envahissait tous à l’époque, et le grec – je le lisais très bien – et l’araméen, qui remplaçait l’hébreu dans notre vie quotidienne. Mais j’écrivais l’hébreu aussi.
J’apprenais mes leçons. J’écrivais vite. Ma façon de plonger mon stylet dans l’argile faisait rire tout le monde, mais j’écrivais bien. Vraiment. J’aimais aussi lire à voix haute. Chaque fois que le maître tombait malade, qu’il était appelé ailleurs, ou qu’il était soudain pris du désir d’avaler sa potion, également connue sous le nom de bière, je quittais ma place et je commençais à lire Gilgamesh aux autres étudiants, d’une voix exagérée, pour les faire rire.
Vous connaissez l’ancien mythe, bien sûr. Il est important pour notre histoire, tout stupide et absurde qu’il soit. Le roi Gilgamesh parcourt la cité comme un fou – sur certaines tablettes c’est un géant, sur d’autres un homme de taille normale. Il se conduit comme un taureau, et il fait battre le tambour sans relâche, ce qui déplaît à tous. On n’est pas censé battre le tambour, sauf dans certaines circonstances – pour effrayer les esprits ou annoncer la célébration d’un mariage.
Nous avons donc Gilgamesh qui dévaste la cité d’Ourouk. Que font les dieux – les dieux sumériens –, à peu près aussi astucieux qu’un troupeau de buffles d’eau ? Ils créent le pendant de Gilgamesh en la personne d’un sauvage nommé Enkidou, qui est couvert de poils, vit dans les bois, et aime boire avec les bêtes – oh, c’est si important, en ce monde, ceux avec qui l’on mange et l’on boit, et ainsi de suite ! Donc, ce sauvage Enkidou descend au bord du fleuve pour boire avec les animaux, et le voilà dompté après sept jours passés avec une prostituée du temple !
Absurde, non ? Dès lors qu’il a connu la prostituée, les bêtes n’ont plus voulu de lui. Pourquoi ? Étaient-elles jalouses de ne pas pouvoir coucher avec la prostituée ? Les bêtes ne copulent-elles pas avec les bêtes ? N’y a-t-il pas de prostituées parmi les bêtes ? En quoi le fait de copuler avec une femme rend-il l’homme moins animal ? Toute cette histoire de Gilgamesh n’a pas de sens, sinon une sorte de code bizarre. Tout est un code, n’est-ce pas ?
— Je pense que vous avez raison. C’est un code, mais un code pour quoi ? Continuez l’histoire de Gilgamesh. Racontez-moi comment se termine votre version. Vous savez que nous n’en avons plus que des fragments, et que l’ancienne transcription que vous possédiez n’existe plus.
— L’histoire se terminait comme dans vos versions modernes. Gilgamesh ne pouvait pas se résigner à la mort d’Enkidou. Enkidou mourait, mais je ne me rappelle plus bien pourquoi. Gilgamesh se comportait alors comme s’il n’avait jamais vu personne mourir. Il allait vers l’immortel qui avait survécu au grand déluge. Le grand déluge. Votre déluge. Le déluge de tout le monde. Pour nous, c’étaient Noé et ses fils. Pour eux, c’était un immortel qui vivait au pays de Dilmoun, dans la mer. Le grand survivant du déluge. Et voilà ce génie de Gilgamesh parti pour le voir afin d’obtenir l’immortalité. Et que dit cet Ancien – qui pour nous serait l’Hébreu Noé ? « Gilgamesh, si tu peux rester éveillé pendant sept jours et sept nuits, tu deviendras immortel. »
Et Gilgamesh s’endormit instantanément. Instantanément ! Il n’attendit pas un jour, pas une nuit. Il bascula ! Bang. Endormi. Ce fut la fin de ce projet. Sauf que l’immortelle veuve de l’homme immortel qui avait survécu au déluge le prit en pitié. Ils expliquèrent à Gilgamesh que s’il se laissait couler au fond de la mer avec des pierres attachées aux pieds, il pourrait découvrir une plante qui donne la jeunesse éternelle. À mon avis, ils essayaient de noyer ce pauvre homme.
Notre version, comme la vôtre, suivait Gilgamesh dans cette expédition. Il descendit et trouva la plante. Puis il remonta. S’endormit. Une terrible habitude… Et un serpent vint lui dérober la plante. Ah, quelle déception pour Gilgamesh ! Le récit se termine par ce conseil : « Profitez de la vie, emplissez-vous la panse de vin et de nourriture, et acceptez la mort. Les dieux gardent l’immortalité, la mort est le lot de l’homme. » Vous savez, ces profondes révélations philosophiques !
Je ris.
— J’aime votre façon de raconter. Quand vous lisiez, dans la maison des tablettes, était-ce avec autant de ferveur ?
— Toujours ! Mais même à l’époque, qu’avions-nous ? Des réminiscences très anciennes. Ourouk avait été construite des milliers d’années auparavant. Peut-être ce roi avait-il vraiment existé. Peut-être.
Permettez-moi aujourd’hui d’exprimer l’opinion que j’ai pu me forger sur toute cette histoire. Chez les rois, la folie est chose courante, l’équilibre mental est rare. Gilgamesh est devenu fou. Nabonide était dément. Et, d’après moi, Pharaon l’était aussi, si j’en crois les histoires que j’ai entendues sur son compte.
Et je le comprends : j’ai observé le visage de Cyrus le Perse, et celui de Nabonide. Je sais que les rois sont seuls, absolument seuls. J’ai observé le visage de Gregory Belkin, un roi dans son genre. J’y ai reconnu cette même solitude et cette même faiblesse. Il n’y a ni père ni mère, pas de limite au pouvoir, et le désastre est la part des rois. J’ai observé encore les visages de bien d’autres rois, mais passons là-dessus, car ce que j’ai fait en tant que Serviteur des Ossements ne compte plus guère, si ce n’est que, chaque fois que je commettais un meurtre, je détruisais un univers, n’est-ce pas ?
— Peut-être, ou bien vous renvoyiez la mauvaise flamme se purifier dans le grand feu de Dieu.
— Ah, que c’est beau !
J’étais flatté. Mais le croyais-je vraiment ?
— Poursuivons le récit de ma vie, dit-il. J’ai travaillé à la Cour dès que j’ai pu quitter la maison des tablettes ; l’écriture et la lecture sont devenues de première importance pour moi. Je connaissais toutes les langues. Je lisais quantité de documents étranges et de vieilles lettres en sumérien et j’étais utile au régent Balthazar. Personne ne l’aimait, comme je l’ai raconté. Il ne pouvait pas organiser la Procession du nouvel an. Ou les prêtres ne voulaient pas de lui, ou Mardouk s’y opposait, qui sait ? En tout cas, il n’était guère destiné à être aimé.
Pourtant, je ne peux pas dire que l’atmosphère au palais était mauvaise. Au contraire, c’était assez sympathique. Bien entendu la correspondance était sans fin. Il arrivait d’innombrables lettres des territoires les plus éloignés – plaintes contre l’arrivée des Perses ou des Égyptiens, prédictions astrologiques en tout genre…
Au palais, je me suis lié avec les sages qui conseillaient le roi. J’aimais les écouter. Je me suis aperçu que, quand Mardouk me parlait, les sages pouvaient parfois l’entendre. Et je me suis rendu compte que l’histoire du sourire n’avait jamais été oubliée. Mardouk avait souri à Azriel.
Ah, que de secrets je connaissais.
Un jour, je rentrais chez moi à pied. J’avais dix-neuf ans. Il me restait très peu de temps à vivre, mais je l’ignorais. Je demandai à Mardouk : « Comment les sages peuvent-ils t’entendre, quand tu me parles ? » Il me répondit que ces hommes étaient des prophètes et des magiciens au même titre que certains de nos prophètes et nos sages hébreux, même si personne ne voulait vraiment l’admettre, et qu’ils avaient, comme moi, le pouvoir d’entendre un esprit.
Il soupira et me recommanda en sumérien d’être très vigilant. « Ces hommes connaissent tes pouvoirs. »
Je ne lui avais jamais entendu cette voix découragée. Nous avions depuis longtemps dépassé le stade où je lui demandais des faveurs ou de jouer des tours aux gens, et désormais nous parlions surtout de questions importantes. Il disait souvent qu’il voyait plus clairement par mes yeux. J’ignorais ce que cela signifiait, mais ce jour-là il me parut si découragé que je m’inquiétai.
— Mes pouvoirs ! m’exclamai-je d’une voix sarcastique. Quels pouvoirs ! Tu as souri. Tu es le dieu !
Seul le silence me répondit, mais je savais qu’il était là. Je le sentais, comme une chaleur, je l’entendais, comme une respiration. Vous savez, comme un aveugle a conscience d’une présence.
J’arrivais devant ma porte et je m’apprêtais à entier, lorsque, en me retournant, je le vis pour la première fois. Je vis Mardouk. Pas la statuette en or de ma chambre. Ni les grandes statues du temple. Mardouk lui-même.
Adossé au mur, bras croisés, un genou replié, il me regardait. C’était Mardouk. Entièrement recouvert d’or comme dans le sanctuaire, mais vivant. Ses cheveux bouclés et sa barbe ne semblaient pas d’or massif comme sur la statue, mais d’or vivant. Ses yeux étaient plus bruns que les miens, c’est-à-dire plus pâles, avec plus de jaune dans l’iris. Il me sourit.
— Ali, Azriel, s’écria-t-il. Je savais que cela arriverait. Je le savais.
Puis il s’avança et m’embrassa sur les deux joues. Ses mains étaient très douces. Il était de ma taille, et, j’avais raison, il existait entre nous une grande ressemblance, même si ses sourcils étaient un peu plus hauts que les miens et son front plus lisse, ce qui le faisait paraître moins espiègle et moins féroce de nature que moi.
L’envie me prit de le serrer dans mes bras. Il n’attendit pas que je le dise.
— Fais-le, dit-il. Mais à cet instant-là d’autres pourront peut-être me voir aussi.
Je l’étreignis comme mon plus vieil ami, l’être le plus cher que j’eusse au monde hormis mon père. Ce soir-là j’ai commis l’erreur de confier à mon père que je parlais avec mon dieu. Je n’aurais jamais dû le lui révéler. Je me demande ce qui serait arrivé si j’avais gardé mon secret.
Je l’interrompis.
— Quelqu’un d’autre a vu Mardouk, à votre connaissance ?
— Oui. Le gardien de notre maison. Il a failli s’évanouir devant cet homme recouvert d’or. Une de mes sœurs l’a vu aussi, d’en haut, à travers les jalousies ; ainsi que l’un de nos anciens Hébreux, qui l’a aperçu, et qui a accouru le soir même avec son bâton, pour clamer qu’il m’avait vu avec un démon, ou avec un ange, il ne savait pas.
C’est alors que mon père, si bon et que j’aimais tant, a déclaré : « C’était Mardouk, le dieu de Babylone. » Peut-être est-ce la raison pour laquelle nous sommes ici ensemble. Mon père n’a jamais eu l’intention de me faire du mal. Jamais de sa vie il n’a voulu infliger de cruauté à quiconque ! Il n’en a jamais eu l’intention ! Il était… il était mon petit frère.
Laissez-moi vous expliquer, car j’ai tout compris. J’étais l’aîné, né dans la jeunesse de mon père, car l’exil forcé avait été dur pour notre peuple, et l’on se mariait jeune pour avoir des fils.
Mon père était le bébé de sa famille, le petit Benjamin aimé de tous, et je ne saurais dire comment j’ai fini par être son grand frère, et le traiter comme tel. En tant que fils aîné, je le bousculais un peu. Ou, plutôt, nous étions devenus… deux amis intimes.
Mon père travaillait beaucoup. Mais nous étions proches. Nous allions ensemble dans les tavernes, et nous buvions ensemble. Nous partagions les mêmes femmes. Ce soir-là, ivre, je lui ai raconté comment Mardouk me parlait depuis des années, comment je venais de le voir et comment mon dieu personnel était le grand dieu de Babylone.
Quelle folie ! Il commença par rire, puis il s’inquiéta, enfin il se passionna. Oh, jamais je n’aurais dû le lui avouer ! Et Mardouk le savait. Il était dans la taverne, loin de moi, vaporeux, doré comme la lumière, et visible de moi seul. Il secoua la tête et me tourna le dos lorsque je me confiai à mon père. Mais j’aimais tellement mon père, voyez-vous, et j’étais tellement heureux ! Je voulais qu’il le sache. Je voulais qu’il sache comment j’avais serré le dieu dans mes bras ! Quelle stupidité !
Permettez-moi de me retirer à l’arrière-plan. Le premier plan devient trop chaud pour moi, il me blesse et me pique les yeux.
La famille. Je vous ai appris qui nous étions : de riches marchands, et les scribes de nos Livres sacrés. Toutes les tribus juives de Babylone étaient les scribes des Livres sacrés et s’astreignaient à en établir des copies pour leur propre descendance, mais nous, nous étions réputés pour l’exactitude et la rapidité de nos copistes. Nous possédions une immense bibliothèque de textes anciens. Nous possédions, je ne sais pas, peut-être vingt-cinq histoires différentes de Joseph, de l’Égypte, de Moïse, et décider quoi inclure ou ne pas inclure était un éternel sujet de discussions. Nous avions tant de récits concernant Joseph en Égypte que nous avions décidé de ne pas les croire tous. Peut-être avions-nous tort. Qui sait ? Je me demande ce que sont devenus toutes ces tablettes, tous ces rouleaux.
Revenons à la trame de ma vie. Chaque fois que je quittais la Cour, la maison des tablettes ou la place du marché, je rentrais directement chez moi pour passer la soirée à travailler sur les Saintes Écritures, avec mes sœurs, mes cousins et mes oncles, dans nos scriptoria, qui étaient de grandes salles.
Je le répète, je n’ai jamais été d’un tempérament calme, et je chantais les psaumes à pleine voix tout en les copiant, ce qui irritait l’un de mes oncles. Je ne sais pas pourquoi : il était sourd ! Et j’ai une voix agréable.
— Oh oui.
— Comment un oncle sourd pouvait-il s’offusquer autant ? Il sentait que je ne chantais pas les psaumes simplement comme je viens de vous chanter celui-ci, mais comme on chanterait avec des cymbales et en dansant, voyez-vous, avec un peu d’éclat supplémentaire, et cela le contrariait.
Il répétait : « Chaque chose en son temps, il y a un temps pour écrire et un temps pour chanter les hymnes de l’Eternel. » Je cédais avec un haussement d’épaules, mais j’étais du genre à m’énerver facilement. Cependant, ne vous y trompez pas, je n’étais pas vraiment mauvais…
— J’imagine bien quel genre d’homme vous deviez être…
— Oui, je pense que maintenant vous le savez, et peut-être que si vous me jugiez mauvais vous m’auriez jeté dehors dans la neige.
Il me dévisagea. Son regard n’avait rien de féroce. Les sourcils étaient épais et lourds, mais ses grands yeux lui donnaient un air charmant. Il me paraissait plus chaleureux et plus détendu, et je me sentais attiré vers lui, je voulais entendre tout ce qu’il avait à me raconter.
Mais je me demandais : Serais-je capable de le jeter dehors dans la neige ?
— J’ai supprimé bien des vies, dit-il, saisissant ma pensée. Mais je ne vous ferai jamais de mal, Jonathan Ben Isaac. Je ne ferais pas de mal à un homme comme vous. J’ai tué des assassins. Tout au moins quand je redevenais moi-même. C’était mon code d’honneur. Ce l’est encore aujourd’hui.
Dans les premiers temps où j’étais Serviteur des Ossements, comme je n’étais que le fantôme aigri et furieux du puissant magicien, je tuais les innocents parce que c’était la volonté de mon maître. Je me croyais obligé de le faire. Je croyais que celui qui m’appelait pouvait me contrôler, et j’accomplissais ses volontés, jusqu’au jour où je me suis brusquement rendu compte que je n’avais pas besoin d’être esclave, et que même si mon âme avait été enlevée à mon esprit, et mon esprit et mon âme enlevés à ma chair, je pouvais peut-être encore plaire à Dieu. Peut-être tous ces éléments pourraient-ils être à nouveau réunis un jour. Ah !
Il hocha la tête.
— Mais, Azriel, peut-être est-ce déjà fait !
— Oh, Dieu éternel, ne cherchez pas à me consoler, Jonathan. Je ne le supporte pas. Écoutez-moi seulement. Assurez-vous que vos magnétophones enregistrent mes paroles. Souvenez-vous de moi. Souvenez-vous de ce que je dis…
Son assurance se brisa soudain. Il contempla le feu.
— Ma famille, mon père, murmura-t-il. Mon père ! Comme il a souffert de ce qu’il avait fait, et comme il m’a regardé. Savez-vous ce qu’il m’a dit, après m’avoir fait tant de mal ? « Azriel, lequel de tous mes fils m’aime autant que tu m’aimes ?
Personne d’autre ne pourrait me pardonner cela, hormis toi ! » Et il le croyait. Il le croyait vraiment, mon père, mon petit frère, en me regardant de ses yeux pleins de larmes, de sincérité, d’absolue conviction !
Excusez-moi, je vais trop vite. Je mourrai bien assez tôt. Cela ne prendra plus beaucoup de pages, je pense.
Il frémit de tout son corps. Puis les larmes lui montèrent à nouveau aux yeux.
— Pardonnez-moi, et rappelez-vous que pendant ces milliers d’années j’avais perdu la mémoire de tout cela. J’étais un fantôme aigri et amnésique. Et voilà que tout me revient. Et je vous confie mes souvenirs en pleurant.
— Continuez. Donnez-moi vos larmes, votre confiance, et votre souffrance. Je ne vous ferai pas défaut.
— Vous êtes un être rare, Jonathan Ben Isaac.
— Pas vraiment, non. Je suis professeur, et je suis un homme heureux. J’ai une femme et des enfants qui m’aiment. Je n’ai rien de particulier.
— Ah, mais vous êtes un homme bon, disposé à parler avec quelqu’un de mauvais ! Voilà ce qui est rare. Le rebbe des hassidim, lui, m’a tourné le dos ! Il rit soudain, d’un rire amer et profond. Il était trop bien pour parler au Serviteur des Ossements.
Je souris.
— Nous sommes tous juifs, mais il y a Juif et Juif.
— Oui. Les Israéliens, qui seraient les Maccabées. Et les hassidim.
— Et d’autres orthodoxes, et des « réformés », et ainsi de suite. Revenons à votre époque. Vous apparteniez à une grande famille heureuse.
— Oui. C’était normal – je vous l’ai expliqué – que les riches Hébreux travaillent au palais. Mon père y travaillait, ainsi que bon nombre de mes cousins. Nous étions des scribes, mais aussi des marchands, de pierreries, de soieries, d’argent et de livres. Le talent de mon père, dans le commerce, consistait à choisir les plus belles vaisselles pour la table du roi, pour la table des dieux dans le temple de Mardouk et pour Mardouk lui-même.
Sachez qu’à l’époque le temple était plein de chapelles, et que chaque jour on servait un repas à chaque divinité, y compris Mardouk. Ainsi le temple renfermait une immense collection de vaisselles d’or et d’argent. C’était mon père qui avait la responsabilité de trier les pièces qui ne convenaient pas.
Je l’accompagnais souvent au port pour accueillir les navires qui arrivaient, chargés des plus belles pièces de Grèce ou d’Égypte. Il m’apprenait à juger la ciselure d’une coupe, à reconnaître les alliages d’or les plus beaux et les plus lourds. J’ai appris à reconnaître un vrai rubis, un diamant, des perles – j’adorais les perles, et nous en vendions de toutes sortes, mais nous leur donnions un autre nom, nous les appelions les yeux de la mer. C’est ainsi que nous gagnions notre vie – au marché, au temple et au palais.
Ma famille avait des étals partout sur le marché ; nous y faisions le commerce des pierres précieuses, du miel, des étoffes teintes en bleu et en violet, des soieries et des toiles les plus riches. Nous vendions également de l’encens aux idolâtres qui le brûlaient pour Nabou et Ishtar, et bien sûr aussi pour Mardouk.
C’était l’assurance de notre survie, notre source de pouvoir, notre façon de rester ensemble et d’être forts, pour pouvoir un jour retourner chez nous. C’était aussi important que de copier les Livres sacrés.
— Cette histoire est vieille comme notre peuple, dis-je.
— Le commerce donnait à ma maison quelque chose de somptueux qu’elle n’aurait sans doute pas eu si nous avions été éleveurs de chameaux. Il faut que vous le compreniez, car l’opulence dans laquelle nous vivions colorait les valeurs de mon père tout autant que les miennes. Non seulement nous gagnions beaucoup d’argent, mais la maison était toujours pleine de marchandises en transit. Par exemple, il y aurait ici une magnifique statue en cèdre de la déesse Ishtar, à peine arrivée de Dilmoun, et mon oncle la garderait une semaine ou deux dans le salon, en attendant que la vente soit conclue. Il y avait partout de très beaux sièges, des meubles élégants expédiés d’Égypte, de magnifiques vases grecs rouge et noir… à peu près toute œuvre d’art ou ornementale susceptible de voyager.
— Vous avez grandi dans le beau, n’est-ce pas ?
— Oui. Et malgré mes insolences, mes excès et mon flirt avec Mardouk, j’ai grandi dans l’amour. L’amour de mon père. L’amour de mes frères. De mes sœurs. Et même de mes oncles. Même de mon oncle sourd. Le prophète Azarel m’a dit un jour : « Yahvé te regarde avec amour. » Et cette vieille sorcière d’Asenath aussi. Ah, que d’amour !
Il avait adopté une pause naturelle. Il resplendissait, revêtu de velours rouge, avec ses cheveux brillants et souples et sa peau de jeune homme si pure, douce comme celle d’une fille, je suppose. Je dois vieillir, car je trouve que les jeunes gens sont beaux comme des filles. Non que je les désire, seulement la vie elle-même est luxuriante.
Il était désemparé. Il souffrait. J’hésitais à le presser. Puis il ouvrit la bouche, sans émettre un son.